Platon, La République, II, 369c-373d - Extrait et questions

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Extrait : 

Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d’un État ; ces fondements seront naturellement nos besoins.

Sans doute.

Mais le premier et le plus important de tous est la nourriture, d’où dépend la conservation de notre être et de notre vie.

Assurément.

Le deuxième est celui du logement, le troisième celui du vêtement et de ce qui s’y rapporte.

C’est bien cela.

Mais voyons, repris-je, comment l’État suffira-t-il à fournir tant de choses ? Ne faudra-t-il pas que l’un soit laboureur, un autre maçon, un autre tisserand ? Ajouterons-nous encore un cordonnier ou quelque autre artisan pour les besoins du corps ?

Certainement.

L’État est donc essentiellement composé de quatre ou cinq personnes ?

Cela est évident.

Mais quoi ? faut-il que chacune d’elles fasse le métier qui lui est propre pour toute la communauté, par exemple que le laboureur fournisse à lui seul les vivres pour quatre et mette quatre fois plus de temps et de peine à préparer le blé pour en faire part aux autres, ou bien que, sans s’inquiéter d’eux, il produise pour lui seul le quart seulement de ce blé dans un quart de son temps et consacre les trois autres quarts, l’un à se faire une maison, l’autre, un vêtement, l’autre, des chaussures, et qu’au lieu de se donner du mal pour la communauté, il fasse ses propres affaires lui-même pour lui seul ?

Adimante répondit : Peut-être, Socrate, le premier procédé serait-il plus commode.

Par Zeus, je n’en suis pas surpris, repris-je ; ta réponse me suggère en effet une réflexion, c’est que tout d’abord la nature n’a pas précisément donné à chacun de nous les mêmes dispositions, mais qu’elle a différencié les caractères et fait l’un pour une chose, l’autre pour une autre. N’est-ce pas ton avis ?

Si.

Mais quoi ? lequel vaut le mieux de faire à soi seul plusieurs métiers, ou de n’en faire qu’un seul ?

De n’en faire qu’un seul, dit-il.

Mais, si je ne me trompe, il est évident aussi que, si on laisse passer le temps de faire une chose, on la manque.

C’est évident en effet.

C’est que, je pense, l’ouvrage n’attend pas la commodité de l’ouvrier, et l’ouvrier ne doit pas quitter son ouvrage, comme si c’était un simple passe-temps.

Il ne le doit pas.

Par suite on fait plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre, dans le temps voulu, sans s’occuper des autres.

Très certainement.

Il faut donc, Adimante, plus de quatre citoyens pour satisfaire aux besoins dont nous venons de parler. Car le laboureur ne fera sans doute pas lui-même sa charrue, s’il veut qu’elle soit bien faite, ni son hoyau, ni ses autres outils agricoles ; le maçon non plus ne fera pas ses outils ; il lui en faut en effet beaucoup à lui aussi ; ni le tisserand non plus, ni le cordonnier.

C’est vrai.

Voilà donc des maçons, des forgerons et beaucoup d’ouvriers semblables qui, en s’associant à notre petit État, vont augmenter sa population.

Assurément.

Mais il ne serait pas encore bien grand, si nous y ajoutions des bouviers, des bergers et les autres espèces de pasteurs, pour fournir aux laboureurs des bœufs de labour, pour mettre à la disposition des maçons, aussi bien que des laboureurs, des bêtes de somme pour les charrois, et procurer aux tisserands et aux cordonniers des peaux et des laines.

Ce ne serait plus, dit-il, un petit État, s’il réunissait tant de personnes.

Mais, repris-je, il serait presque impossible de fonder la ville elle-même en un endroit où elle n’aurait besoin de rien importer.

C’est impossible en effet.

Elle aura donc besoin encore d’autres citoyens pour lui apporter des autres États ce qui lui manque.

Elle en aura besoin.

Mais si le commissionnaire s’en va les mains vides, sans rien apporter de ce qui fait besoin à ces peuples où il va chercher ce qui manque à ses propres concitoyens, il reviendra les mains vides, n’est-ce pas ton avis ?

Si.

Il faut donc que l’État produise chez lui non seulement de quoi suffire à ses besoins, mais encore des objets tels et en tel nombre que les réclament les pays d’où il importe les denrées qui lui manquent.

C’est en effet nécessaire.

Il faut donc augmenter dans notre État le nombre des laboureurs et des autres artisans.

Il le faut.

Il lui faut de plus des commissionnaires pour importer et exporter les diverses denrées ; or ceux-ci sont des commerçants, n’est-ce pas ?

Oui.

Nous aurons donc besoin de commerçants ?

Assurément.

Et si le commerce se fait par mer, il nous faudra encore beaucoup d’autres artisans, j’entends ceux qui sont versés dans le métier de marins.

Il en faudra beaucoup.

Mais dans l’intérieur même de la cité, comment les citoyens se feront-ils part les uns aux autres des produits de leur travail respectif ? Car c’est précisément pour cela que nous avons fait une société et fondé un État.

Il est évident, dit-il, que ce sera par vente et par achat.

De là la nécessité d’un marché et d’une monnaie, signe de la valeur des objets échangés.

Assurément.

Mais si le laboureur ou quelque autre artisan, apportant au marché quelqu’un de ses produits, n’arrive pas au même moment que ceux qui ont besoin de lui acheter sa marchandise, laissera-t-il son travail ininterrompu pour rester assis au marché ?

Point du tout, dit-il ; il y a des gens qui, voyant cet inconvénient, se chargent du service d’intermédiaires. Dans les États bien réglés, ce sont ordinairement les gens les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester au marché, d’acheter à prix d’argent à ceux qui désirent vendre et de vendre, à prix d’argent aussi, à ceux qui désirent acheter.

En conséquence de ce besoin, repris-je, il y aura donc des marchands dans notre État ? N’est-ce pas le nom que l’on donne à ceux qui sont établis au marché comme intermédiaires pour l’achat et la vente, tandis que nous appelons négociants ceux qui vont d’un pays à l’autre ?

C’est exact,

Il y a encore, je crois, d’autres gens à employer, gens peu dignes par leur esprit d’être admis dans la communauté, mais qui par leur vigueur physique sont propres aux gros travaux. Ils vendent l’emploi de leur force, et, comme ils appellent salaire le prix de leur peine, on leur donne, je crois, le nom de salariés, n’est-ce pas ?

Oui.

Ils sont, ce me semble, comme un complément de la cité, ces salariés.

C’est mon avis.

Dès lors, Adimante, la cité n’a-t-elle pas pris assez d’accroissements pour être parfaite ?

Peut-être.

Alors où peut-on y trouver la justice et l’injustice ? et, parmi les choses que nous avons examinées, avec laquelle ont-elles pris naissance ?

Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit peut-être dans l’échange que les hommes font entre eux de ces choses mêmes.

Il est possible, dis-je, que tu aies raison ; examinons la question sans nous rebuter.

Considérons d’abord de quelle manière vont vivre les gens ainsi organisés. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin, faire des habits, des chaussures, se bâtir des maisons ? Pendant l’été, ne travailleront-ils pas ordinairement à demi vêtus et sans chaussures, et pendant l’hiver vêtus et chaussés comme il convient ? Pour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du froment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront ; ils en feront de beaux gâteaux et des pains qu’on servira sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils vivront ensemble joyeusement, réglant sur leurs ressources le nombre de leurs enfants, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre.

Alors Glaucon prenant la parole, dit : C’est avec du pain sec, ce me semble, que tu fais banqueter ces gens-là.

Tu dis vrai, répliquai-je ; j’avais oublié les mets ; mais il est évident qu’ils auront du sel, des olives, du fromage, des oignons et des légumes qui sont les mets des campagnards ; nous leur servirons même du dessert, à savoir des figues, des pois chiches et des fèves, et ils feront griller sur la braise des baies de myrte et des glands qu’ils croqueront en buvant modérément. En passant ainsi leur vie dans la paix et la santé, ils parviendront naturellement jusqu’à la vieillesse et ils transmettront la même vie à leurs descendants.

Il reprit : Si tu organisais, Socrate, un État de pourceaux, tu ne leur donnerais pas d’autre pâture que celle-là.

Que faut-il donc leur donner, Glaucon ? repris-je.

Ce qu’on leur donne d’habitude. Il faut, si l’on veut qu’ils soient à leur aise, les asseoir sur des lits et leur donner des tables pour prendre leurs repas, et leur servir les ragoûts en usage aujourd’hui et du dessert.

Fort bien, dis-je, je comprends. Ce n’est plus simplement l’origine d’un État que nous étudions, mais celle d’un État qui vit dans les délices, et ce procédé peut n’être pas mauvais ; car l’étude d’un tel État nous fera peut-être apercevoir aussi bien par où la justice et l’injustice s’implantent à un moment donné dans les États. Toujours est-il que le véritable État, celui que j’ai décrit me paraît être un État sain ; mais si vous voulez que nous en considérions un autre, gonflé d’humeurs, rien ne nous en empêche. Certains en effet ne seront pas contents, je le crains, de ces dispositions ni de notre régime même ; ils y ajouteront des lits, des tables, des meubles de toute sorte, des ragoûts, des parfums, des essences à brûler, des courtisanes, des friandises, et chacune de ces superfluités sous toutes les formes possibles. On ne mettra plus simplement au rang des choses nécessaires celles dont j’ai parlé d’abord, les maisons, les vêtements, les chaussures ; on va désormais employer la peinture, et toutes les combinaisons de couleurs, et se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ?

Oui, dit-il.

En ce cas, agrandissons l’État ; car le premier, le sain, ne peut plus suffire ; il faut désormais l’amplifier et le remplir d’une multitude de gens dont la présence dans les cités n’aura plus d’autre objet que les besoins superflus, comme les chasseurs de toute espèce et la foule des imitateurs, soit ceux qui s’appliquent aux figures et aux couleurs, soit ceux qui cultivent la musique, c’est-à-dire les poètes et leur cortège de rhapsodes, d’acteurs, de danseurs, d’entrepreneurs de théâtre, et les fabricants d’articles de toute sorte et spécialement de toilette féminine. Il faudra aussi accroître le nombre des serviteurs, ou bien ne crois-tu pas que nous aurons besoin de pédagogues, de nourrices, de gouvernantes, de femmes de chambre, de coiffeurs et aussi de cuisiniers et de bouchers ? Ajoutons-y encore des porchers. Tout cela ne se trouvait pas dans notre premier État ; nous n’en avions pas besoin ; mais dans celui-ci ils nous sont indispensables. Il nous faudra encore des bestiaux de toute espèce pour ceux qui auront envie d’en manger ; n’est-ce pas vrai ?

C’est incontestable.

Mais avec ce régime les médecins nous seront bien plus nécessaires qu’auparavant.

Beaucoup plus.

 PLATON, La République, II, 369c-373d, tr. É. Chambry, Les Belles Lettres, 1932.


Questions : 

1. Comme l'indique l'ouverture de l'extrait, il s'agit ici de "[jeter] par la pensée les fondements d’un État ; ces fondements seront naturellement nos besoins."

a) Que signifie l'expression "jeter par la pensée" ?

b) Qu'est-ce qu'un fondement ? Définir et différencier : fondement, principe et origine.

2. Quelles conséquences cela entraîne-t-il sur la conception de l'État, que de considérer qu'il a un fondement naturel ?

3. Quels sont, d'après cet extrait, les besoins naturels primaires des hommes ?

4. Quelle est la meilleure manière de satisfaire ces besoins ? Si à chaque besoin correspond un travail précis, est-il judicieux que chacun réalise tour à tour chaque travail ? Pourquoi ?

5. Quels arguments Socrate avance-t-il en faveur de la spécialisation de chacun dans un travail précis et toujours identique ? Expliquez : "la nature n’a pas précisément donné à chacun de nous les mêmes dispositions" ; "on fait plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre, dans le temps voulu, sans s’occuper des autres".

6. Quels sont alors les métiers que l'on pourrait qualifier d'essentiels ?

7. Néanmoins, pour travailler efficacement, ceux qui exercent ces derniers vont avoir besoin d'outils ou de matériaux : est-il préférable qu'ils les fabriquent eux-mêmes, ou bien que d'autres travaillent exclusivement à les fabriquer pour eux ? Pourquoi ?

8. Quels autres métiers sont alors nécessaires au bon exercice des premiers ?

9. Tout ne pouvant être produit au sein de la Cité, et les concitoyens devant échanger entre eux, que faut-il mettre en place afin de permettre la satisfaction de tous les besoins de tous les citoyens ?

10. Quelle est la double finalité du travail de chacun (pour lui-même, pour les autres) ? Y a-t-il un sens à travailler ou produire plus que nécessaire pour atteindre ces deux fins ?

11. Deux arguments différents sont apportés en faveur de la nécessité de métiers permettant les échanges : l'un concerne l'efficacité du travail de production, et l'autre concerne la nécessité pour tous d'avoir un travail. Repérez puis expliquez ces arguments.

12. Décrivez précisément en quoi consiste le métier de marchand. Peut-on reprocher aux marchands de chercher à s'enrichir ? Y a-t-il un sens, pour les marchands, à travailler plus que nécessaire afin d'atteindre les deux buts assignés au travail au sein de la cité ? Dans l'affirmative : quel est-il ?

13. Apparaît une dernière catégorie de travailleurs : en quoi précisément consiste leur travail ? Jouissent-ils de la même considération que les autres ? Pourquoi, selon vous ?

14. La seconde partie de l'extrait envisage non plus le point de vue des fondements de l'organisation sociale, mais les conditions auxquelles cette dernière permet d'instaurer la justice. Socrate dépeint pour commencer une humanité bucolique idyllique, se satisfaisant de plaisirs simples. Quels en sont les moyens, et quel effet produit ce tableau ?

15. Glaucon apporte alors deux objections successives qui, selon lui, appellent à introduire une forme de luxe, outre le strict nécessaire. Analysez quelles en sont les composantes.

16. Selon Socrate, cet "État qui vit dans les délices", "gonflé d’humeurs", s'éloigne du premier tableau qu'il avait dépeint du " véritable État", "sain". Quel argument avance-t-il pour montrer le danger du luxe ? Pourquoi les "besoins superflus" sont-ils sans cesse plus nombreux et impossibles à satisfaire ?

17. Le texte s'achève sur une pointe d'ironie, Socrate amenant Glaucon à acquiescer à l'idée que dans un État qui se donne pour fin de satisfaire d'autres besoins que les besoins nécessaires, alors le médecin devient un personnage à son tour nécessaire. Qu'en concluez-vous ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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